L'âne Dits de l'âne doré

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La péniche

La péniche, dorénavant amarrée à demeure le long du quai, est occupée par un couple banal et sans relief. L’épouse vaque à ses occupations, son mari l’aide un peu mais passe le clair de son temps à imaginer des dessins qu’il réalise au mieux de ses capacités et range dans un grand album à la disposition de tous les passants, au dessous d’un panneau d’invitation :

Regardez mes dessins,
Cela ne coute rien.

Les promeneurs ne s’y arrêtent pourtant pas ! La gratuité masque sans doute une médiocrité ne méritant pas que l’on s’y attarde. Ils ont autre chose à faire !

Une élégante barque accoste et s’amarre au même quai. Son occupante, s’arrête à peine, regarde le tableau des « Jeux d’enfants », et court à ses occupations.
Comme les autres passants.

Elle n’a donc pas vu « le perroquet » autoportrait du dessinateur, « le mur » sur lequel s’est posé un machaon, « l’agora » où parade un vieux beau, les « épousailles » et leurs promesses de lendemains qui chantent, son admiration des « mères éternelles », la douleur du « vieux chien », la contemplation de la mer à « Pampelone », son amour de la beauté du monde en « hiver », un condensé de vie riche et diverse avec le « sel » naissant en saline et se dissolvant sous la pluie, le chant amoureux de l’ « Oaristys » dans sa jeunesse, la « tendresse » d’un couple et bien d’autres qui révèlent son âme.

Personne ne s’arrête ! Mais de quoi donc se plaint ce barbouilleur égoïste, maître de son temps, sans agenda contraignant ? Que connaît-il des charges des passants, souvent plus lourdes que la légèreté de leurs pas, plus préoccupantes que leurs sourires ? Saura-t-il dépeindre un jour sa tour d’ivoire sans fenêtres ? Il n’est pas nécessaire qu’il la peigne, l’important est qu’il la découvre, la reconnaisse et qu’il porte – la démarche, mystérieuse, est possible – une part de l’invisible fardeau des passants pressés.